témoignage de la vie kordinaire
par Charlotte Magnin, janvier 2021 Une woofeuse revenue en artiste résidente
Une fois arpenté, un lieu-dit s’exprime et demande d’être raconté. Par la bouche ou par formules silencieuses, il se rappelle les doigts qui se sont touchés, qui se sont agités là-bas, là-haut, et tout au fond des choses.
Il nous voit assis autour d'une immense table qui deviendra panneau isolant, conviés chaque midi et chaque soir à un banquet de fête, où les rires coupent les mots, où la vie s'invente, se partage et se boit. – Les poèmes et les textes qui se disent par la voix, la recherche qui se pose sur la table et qui se mange à plusieurs. Les projets de tous que l'on aide à nourrir. – L'improvisation des repas, nés de différentes mains qui s'échauffent ensemble pour donner du goût, l'odeur de la faim, l'attente délicieuse de la cloche qui sonne. – Les genoux pliés et le dos courbé dans le potager, des gestes précis et hérités qui reviennent face à terre : planter-attendre-récolter des légumes aux formes vraies qui délivrent à la langue le parfum des profondeurs, plus la sueur de qui les a mis en éveil. – Le parc immense et ses ruines, vestige de ce qui a été et promesse de ce qui sera, les brouettes qui font la course, les animaux cachés dans les trous, la magie d'une chapelle qui tinte, le lierre en broderie de racines. – Les moutons qui deviennent guirlandes de brindilles par nœuds de laine et leur nombre qui varie selon la mémoire, 8-10, la meute est un tout. – Les poules qui pondent des œuvres dans un centre d'art, menées par l’une des leurs qui a connu les épaules et la soif du café. – Les biches délicates qui apparaissent aux lève-tôt en fin de parc et que les lève-tard cherchent encore toute la matinée. – Les vélos en troupeaux qui veulent aller voir la mer. – Les chats qui veillent à la nuit, qui chassent des bruits que l’on n’entend pas et leurs cachettes surtout, qui sont aussi les nôtres. – Et bien sûr, le chant de l'engoulevent. – Les étirements du matin qui nous rendent plus grands, plus longs. – Les sons qu’on écoute en dedans, les bruits qu’on entend du dehors et qui cognent en sonate. – Les baignades d’aurore grise qui fouettent le sang et nous font traverser le parc entièrement nus mais vêtus de bottes. – La forêt qui se moque de la chasse en mangeant le son des canons, dissimulant la traque et pour qui l’animal n’est pas proie, mais l’animalité reine. – Chacune des plantes de qui nous devons sans cesse apprendre, que nous n'osons plus goûter, que nous savons voisines et que nous pressentons amies. – Les arbres qui respirent sereinement à côté et qui nous regardent avec amusement. – Le lavoir qui s'est laissé découvrir par piliers, puis par paliers et qui accueille sur ses dalles lisses une source pure qui peut refléter la lune.
Le château dont le terme fait peur quand on le considère maison, avec l'ironie d'une famille au nom synonyme, pourtant si humble, qui l’habite. – Le mérule qui se cache et effraie pire qu'un fantôme, les chauves-souris et les araignées qu'à notre tour nous avons effrayées, parfois réciproquement. – Les murs qui nous abritent de la pluie en averse et dont nous devons prendre soin, les trésors qui se cachent dessous quand on les gratte. – La chaux qui tient seulement quand elle décide et qui nous fait revenir en farandole et tour à tour, exigeant des visites. – La douche, plus souvent froide que chaude, qui ne fait pas de distinction pour enlever le monde qui est venu se loger sous nos ongles. – Les papiers partout aux parois de la cuisine, et l'ardoise, qui recueillent les idées et les éclatent sur la surface comme un feu d'artifice. – Les films que l'on regarde serré sous de vastes couvertures bariolées qui sentent les cabanes d'enfant. – Les briques qui capturent du chaud tout au fond d'elles, qui représentent un peu chacune les lits de chacun et qui prennent la place d'un amant dans les draps froids.– Le poêle qui porte tellement bien le nom d’un foyer flamme, qui chuchote de chaleur autour de nous. – Ce centre de maison qui nous convoque dans les moments de quiétude, où les mots s'échangent tout bas et parcourent les corps en frissons de confidences, les pieds sous un chat, la main à une tasse. – Feux et humains produisent alors des chaleurs qui se ressemblent. – Toutes ces personnes en présence comme un prolongement humain du lieu, tellement riches que chacune est une foule. La mesure pleine de ce que rencontre veut nous dire. – Pleine de tellement. Tellement rare au bien fou. La folie est trop belle quand elle se couple à la joie.
Et bam, bam, c’est le bruit silencieux que chassent les chats. Un rythme d’unité qui fait palpiter les murs et qui les tient ensemble. L’atmosphère y est porteuse de sens, sens de sensation, sens de direction, vers la terre, vers le ciel, vers un autre que nous qui est juste à côté. On entre dans un rayon doré où se cueillent à l’épuisette des étincelles qui picotent les doigts et qui gardent l’empreinte du lieu pour le dire.