Écologie sociale à Kerminy
par Marina Pirot, décembre 2020
Écologie sociale, tou·te·s veilleur·se·s !
En observant le maillage incessant et mobile qui tisse l’écheveau (en particulier humain) de Kerminy balbutiant sa régénération depuis sept mois, « l’écologie sociale » est une expression qu’on a souvent employée, pour évoquer l’implication de tous les curieux·ses, découvreur·reuse·s, woofers, résident·e·s, ami·e·s de passage et leur élan d’attention à l’autre autant qu’à l’ensemble du groupe présent « à ce moment là ».
Aux archives consultées en septembre, quelques diapositives classent le parc botanique1) de Kerminy parmi les « 10 parcs d’investigation légère ». Sans doute, nos investigations humaines restent-elles « légères » de fait, au regard de la puissance végétale et patrimoniale qui ancre le lieu et nous renvoie à notre petitesse, notre humilité d’humains.
Un lieu qui propose « la recherche en art » pour le façonner - c’est la ligne générale que nous proposons en arrivant fin mai 2020 - induit rapidement une posture mi-hommage, mi-transgressive des formes de l’art et des modes de faire art. Cela infiltre le lieu et insinue surtout que « tout est art » et un art qui se repense dans sa définition-même depuis ses gestes d’élaboration, de réemploi, de détournement, de hack, de fabrication, de réparation, d’objets, de contextes ou de situations dans ce lieu dont l’usage-même vise à nourrir et soutenir des résidences d’artistes et de chercheurs…en art !
« Hommage à Mario Merz, Respect ! », m’envoie un artiste visionnant une image postée en ligne du sweat lodge, la hutte de sudation dont il ne reste que le squelette igloo ; clin d’œil à Marcel Duchamp en re-positionnant les portes-bouteilles trouvés sur place en porte-manteaux ; coup de chapeau à Robert Filiou lorsqu’on établit que « l’anniversaire de l’art » du 17 janvier sera fête permanente annuelle à Kerminy ; prolongement des gestes de John Cage en plaçant une table d’harmonie, corps de piano derrière le chœur de la chapelle devenant par là-même lieu-instrument perpétuel2). Les citations discrètes nourrissent les imaginaires en actes. Le « centre Poulpidou », poulailler designé qui reprend en façade la ligne coupée de l’escalator cranté sur plusieurs étages du célèbre Musée d’Art Moderne, les tentes dans le grenier montées comme chambres de coton pour dormir à l’abri des chauves-souris compagnes de dortoir, le four à pain assemblé par labyrinthe de briques au millimètre près, le parc à mouton en forme de lune, etc. font que les citations se mêlent (non sans humour) aux gestes enchâssés de divers résidents qui font qu’une réalisation est d’emblée collective. Les maternités embryonnaires autant que les paternités d’esprit (ou l’inverse) sont souvent ancrées dans une histoire contemporaine de l’art, et on s’en amuse sans toujours la nommer exactement. Lorsqu’elle apparaît, on se permet de la souligner, parfois-même de fêter ce glissement vers l’usage, souvent joyeusement !
C’est là, semble-t-il que se loge une forme de « recherche en art », revendiquée par le lieu, une « méthode artiste » qui devient une posture politique, « une responsabilité artiste » qui œuvre par décalage, trait d’esprit, audace et qui s’incarne dans ce qui devient « l’esprit du lieu ». Parfois indiscernable de prime abord, pour qui manquerait d’attention, ce mode de faire art s’infiltre dans le corps du lieu comme par exemple dans la mise en place de « la ferme en art » : cyclo-farm3). Les recherches et expérimentations autour de « l’agriculture en art, » s’appuient sur celles du Black Mountain college, de la Hakushu Body Weather farm, de la Mad Brook Farm de Steve Paxton et Liza Nelson, et celle de Micky Murch à Bolinas qui ont autant inspiré le volet agriculturel de Kerminy que les techniques permacoles, culturales sur sol vivant, ou de cultures bio-intensives. Des artistes et woofers, lors des premiers semis de carottes rondes dans les alvéoles par exemple, se sont sentis « assistants d’artistes » tant les gestes aux agencements précis, quasi plastiques promettaient une esthétique de jardin cultivé loin des mandalas décoratifs de la permaculture. À Kerminy, la culture est nourricière et son esthétique en découle, une ligne dessinée se profile et se réagence selon l’implication de chacun qui la modèle, à sa mesure et avec sa « couleur » ou son ton. C’est bien à défendre cette « recherche en art » que Kerminy se distingue des éco-lieux, des habitats participatifs ou des villages éco-sociaux.
À Kerminy, il ne s’agit pas d’habiter pour vivre et faire vivre un lieu dont on chercherait à extraire les ressources pour en inventer une économie justifiant précisément la nécessité d’y habiter. Kerminy est une résidence d’artistes, on vient y travailler en artiste, en chercheur. On réside, on observe, on questionne, on critique, on documente, on active, on nourrit, on retourne-détourne, on débat par réflexe professionnel. On réside4). Nos focus personnels esthétiques rencontrent, se cognent ou se fondent à ceux « du moment », du présent vécu ici et maintenant, à Kerminy lors de notre temps de résidence. En tant que lieu en régénération, Kerminy vit une éclosion permanente, activant ses ressources infinies déjà-là, grâce à l’attention et l’exploration de ses résidents.
C’est précisément dans un collectif à géométrie variable, une communauté mouvante et agissante, que le lieu peut se « ré-inventer » dans des mouvements parfois imprévisibles. Des résident·e·s reviennent, des woofers réapparaissent en résidents, des retrouvailles et des rencontres soclent les fondations d’un lieu qui invente ses espaces et ses temps à la fois ensemble et à partir de chacun.e, nécessairement. En invitant cette responsabilité-là chez tou·te·s.
Des artistes deviennent, vidéastes, écrivain·e·s, photographes, relecteur·rice·s, regards critiques d’autres qui présentent un extrait de leur travail en cours, à une heure et un jour convenus sur le tableau d’affichage collectif de l’espace commun central. Souvent cette présentation/performance/lecture/conférence/session de concert fera écho à celle du lendemain ou de la veille, elle aura aussi effacé la timidité qui en retenait une autre. D’échos en résonances, les travaux de recherche osent s’exposer, des expérimentations en cours se partagent, des sessions matinales d’étirements, yoga ou vocalises s’instituent, des temps d’écriture collective en forêt, des balades d’écoute des vibrations vivantes du milieu, des recettes culinaires ou de fabrication de lessive sont proposés à tous ; dans un maillage qui constitue la matière-même du lieu. Les flux traversent un lieu qui nous propose de nous laisser traverser. Sont affichés aussi les rendez-vous avec des contributeurs « experts » : visite du futur verger avec un permaculteur, balade d’inventaire des espèces animales et végétales du bois des fontaines avec « Bretagne vivante », partages des hypothèses de l’association locale du patrimoine autour de la chapelle et du lavoir. Kerminy invite, convie ; à chacun de déplacer ou non son programme de travail.
Le tableau d’affichage principal côtoie celui des tâches du jour (ouvrir le poulailler, etc.), et souvent celui des équipes du chantier qui vient de s’achever où sont nommés « les bagnards » (qui creusent le sol des futures cuisines, etc), « les soigneurs » (qui rangent les pièces de vie, etc.). Chacun devient veilleur du lieu et bientôt des autres puisque le lieu est constitué des résidents. Les flux de circulation sont incessants et éphémères, l’identité de la résidence au présent se modèle du départ de l’un, de l’arrivée de l’autre, du soin porté aux animaux, moutons, chats, poules, aux plantes arrosées ou récoltées, à la bière, au kéfir, au levain nourris, aux éclairages subtilement distribués dans l’espace du soir, au feu allumé dans le poêle.
Cette posture de veilleur, Dominique & moi, Marijo et Jean-François5), sommes les premiers à en prendre soin, depuis notre arrivée dans le milieu kerminien, par notre présence participante, nos orientations suggestives pour le lieu, notre entrain à co-initier de nouveaux chantiers. Mais c’est tout particulièrement une veille par l’observation. Veiller nous invite à nous éveiller, par contacts et à accepter de nous laissons surprendre !
Juin, juillet, août, septembre, octobre, novembre, décembre, 7 mois passés avec chacun leur couleur spécifique, des mois aux ambiances déjà très différentes.
Découverte, défrichage, plantation, collecte, aménagement, accueil, organisation, remodellement, chantiers collectifs, résidences, présentations, évènements, fêtes, tableurs, ajustements, nouveaux chantiers, récoltes, cuisines, transformations, chambres, nouveaux défrichages, … Des cycles de réveil du lieu. L’implication et l’engagement de chacun·e sont variables et non quantifiables. On débat d’ailleurs de monnayer les contributions individuelles jusqu’à évincer la monnaie artistique « Les noyaux »6) pour sauver l’organicité et le flux vivant qui semble s’instaurer et déjà « agir ».
Les communautariens côtoient sans ambage les libertariens, et d’aucuns échangent volontiers les discours et les actes ! On cherche. À côté ou ensemble.
Qu’est ce qu’être veilleur, garde-fou d’un autoritarisme débordant ? D’un dirigisme inapproprié ou d’un égoïsme déplacé car démasqué par tous au premier discours ? Sans doute, peut-on le dire comme ça : Kerminy démasque !
Qu’est-ce qu’être veilleur et emmener, affirmer, proposer et chercher à garantir l’expression, et l’initiative dans le respect du lieu et des autres ? Des chantiers s’improvisent, déplaçant les priorités imaginées (comme le défrichage du lavoir), autant que des fabrications imprévues accélèrent le prévisionnel (la lessive, le pain, les confitures, le poulailler, les achats groupés).
Qu’est-ce qu’être veilleur des priorités définies sinon les moduler selon les équipages à bord de cette embarcation-là, cette semaine-ci ? Kerminy se vit au présent. Son organicité est vivante. Son corps est collectif. Comme une soirée teintée des hululements de chouettes ou de la clarté d’une lune ronde peut influer sur les discussions, l’ambiance est le liant du lieu. Le désir de quelques un·e·s porté par un chantier plutôt qu’un autre (ramassage de feuilles mortes pour les planches de légumes, déblayage de la chapelle, construction des toilettes sèches ou du sweat lodge), contamine ou étend celui des autres car la première promesse est celle de la rencontre en situation et laissant souvent de belles traces des nos actions !
L’écologie sociale a ses revers. Quand certain·e·s redoublent de travail pour des travaux « spectaculaires » de chantier dont on peut se féliciter un verre à la main - car la coutume du « vernissage » en art n’est reconsidérée par aucune transgression artistique !- d’autres se désolent de leurs tâches « invisibles » qui les a tout autant mobilisé·e·s et qu’on ne sait pas fêter. Ces inégalités systémiques semblent cependant garantir l’écologie sociale globale.
Comment déjouer ces excès tout en pointant les processus de discrimination systémiques ou encore l’habitude autant que le confort trouvés par chacun·e pour échapper à ce qui est pour elle, lui, un autre mode, un nouveau mode d’action ou de rapport à un groupe ? Comment respecter un état d’être de groupe fluctuant ? Comment soutenir des hétérogénéités quand les singularités semblent respecter un « commun » trouvé ensemble malgré des écarts d’implications? Comment valoriser une heure de sieste ou de danse à la mesure d’une heure de marteau-piqueur ou de désherbage sans démarche comptable, rentable ? Les besoins de reconnaissance, inédits, propres à chacun et souvent inconscients ou inavoués viennent sans cesse bousculer les règles du jeu social qui s’invente et se module. Ces besoins-là se dévoilent bien souvent d’eux-mêmes quand l’asphyxie du groupe pointe. La force de respiration proposée à Kerminy semble donc tenir dans le fait de « résider », de vivre en passager·ère impliqué·e un temps donné, à la mesure de ses possibilités ou de leur découverte. On est sans cesse invité à remettre en jeu nos modes d’ouvertures au contact d’un nouveau contexte social. Actualiser les écologies plurielles du moment, à la fois produits et conditions de nos états d’attention respectifs visant la considération (ou reconsidération) des divers modes contributifs possibles. Car c’est en tant que veilleur·euse, chacun·e de notre propre capacité de décentrement, de nos propres déplacements, pas de côté, de notre capacité à les activer par exemple sur le tableau d’inscriptions des tâches, que l’on peut faire circuler un nouveau flux, une nouvelle respiration si l’on sent que le lieu halète. Quand cuisiner ou ranger nous lasse, on peut se risquer à apprendre la découpe du bois ou le maniement de la tondeuse. Il s’agit sans doute de veiller à prendre soin de notre capacité à nous laisser surprendre, de notre faculté d’attention, de notre écoute des asymétries des autres comme autant d’aventures passionnantes. Étendre notre perception des altérités par l’écoute. L’écoute des autres, lors des tours de paroles hebdomadaires où se mettent à plat ressentis, confort de couchage, organisation quotidienne, tours de cuisine, jours de ménages, nous amène souvent à entendre nos propres fonctionnements dans leurs écarts, leur manques, leurs dissonances. Les inavouables, les frustrations, les égos ressurgis se fondent ou éclosent dans l’écho à un groupe, à ce groupe-là. Comme un rituel commun qui nous retournerait sur nous-mêmes7), on est invité·e·s à explorer ces déplacements-là, telles des décolonisations progressives de nos propres représentations et imaginaires. Groupe informel, collectif sans assignation, communauté organique, fluide, à géométrie variable. Pratiquer Kerminy est sans doute rencontrer ces dialogues incessants : autonomie versus socius, hétéronomie versus écosystémie, collectif versus communauté, écosystèmes versus interdépendances, etc. Sous couvert d’une « méthode artiste », qui serait critique et non dogmatique de quelque universalité par essence (l’artiste expérimente), Kerminy propose des expériences en tant qu’expression de formes (y compris de groupes), qualifiées d’artistiques, souvent maillées les unes aux autres.
À Kerminy, chaque jour, on observe : pas d’accordage sans écoute. Un lieu de résidence est sans doute un lieu à l’écoute des créations autant qu’un lieu de création de modes d’écoute ! Un lieu de communs qui pose incessamment la question de sa forme dans un Ker miny : « maison des moines »8)…